Par solon le 21/04/2020
un réquisitoire... fataliste
Ce livre, plein comme toujours chez Régis Debray, de formules ramassées et brillantes, est paradoxal : il brosse un portrait sévère de l’Union européenne mais il se termine par un attachement résigné et fataliste et presque affectueux pour l’Europe telle qu’elle est.
Rappelant d’abord rapidement la genèse de l’utopie de l’Europe (l’ « Eurotopie »), qui est née sur les doubles décombres de la première et surtout de la seconde guerre mondiale dans le contexte respectivement de l’émergence de la SDN et de l’ONU, Régis Debray se demande pourquoi il était difficile de ne pas être européen en 1925 et 1950 et pourquoi il est devenu si facile aujourd’hui de ne pas l’être ou de l’être aussi peu. A cet égard, il considère que l’Union européenne est entachée d’une malfaçon originelle : lancer l’Europe économique (le marché commun) pour faire advenir une Europe politique fédérée était une « superstition », entretenue par deux « illuminismes », qu’il appelle le social-démocrate et le démo-chrétien.
Le résultat, paradoxal selon l’auteur (puisque l’Europe est le continent qui a inventé la politique), est un chef d’œuvre d’antipolitique. La raison ? Le défaut d’inscription de l’Europe dans l’espace et dans le temps : selon Régis Debray, l’Europe est ainsi dépourvue « d’un maître d’œuvre, d’un ennemi et d’un récit » ou encore « d’un catalyseur, d’une frontière et d’une fable ». Car pour l’auteur, le récit ou la fable sont essentiels : ils constituent un « mythe porteur », tel la Manifest destiny américaine. Une illustration symbolique bien connue de cette absence d’épaisseur historique de la construction européenne est donnée par les architectures abstraites représentées sur les billets de banques en euros qui à la différence des billets en dollars n’inscrivent pas la monnaie dans une histoire. En définitive, l’Europe lui apparaît comme une construction abstraite, intellectuelle, qui ne parle pas aux sens : « L’esprit produit l’idée, l’émotion donne la force. Une idée sans émotion n’est pas motrice . »
Rappelant ensuite, après d’autres, que l’Europe n’est pas la cause de la paix, mais son produit, il pointe la vassalisation actuelle de l’Europe aux Etats-Unis, notamment dans le domaine de la Défense, avec le rôle prépondérant de l’OTAN et les achats de matériels américains privilégiés par certains Etats européens. L’Europe apparaît ainsi à Régis Debray dissoute dans l’Occident dont les Etats-Unis sont le leader. Il se demande même si l’addition des Etats ne devient pas source de lourdeur quand l’agilité de petits Etats (tels Singapour, le Qatar, Israël ou la Suisse) leur permet de tirer avantage dans la bagarre mondiale.
En définitive, Régis Debray pointe trois profonds déphasages de l’Europe : chronologique (l’Europe n’est ni assez agile ni assez globale pour le monde tel qu’il est aujourd’hui) ; spatial (les frontières de l’Europe sont indéfinies) ; organisationnel (les institutions sont difficilement compréhensibles). Selon lui, « L’Europe-culture, l’Europe-territoire et l’Europe institution ne se superposent pas, d’autant qu’en termes de mémoire et de mentalité, il faudrait parler des Europe – la catholique, la protestante et l’orthodoxe . »
Pour autant, après presque quarante-cinq pages de description critique, Régis Debray semble se résigner à l’Europe, à savoir l’Union européenne, telle qu’elle est, et la regarde, tout compte fait, avec une certaine forme de tendresse : certes, l’Union européenne est sans doute critiquable par bien des aspects, mais elle a le mérite d’exister…