Chausser les hommes qui vont pieds nus

En décembre 2001, l'usine Bata de Hellocourt, en Moselle, ferme ses postes après un conflit dur et prolongé mené par les Batamen en lutte pour éviter, en vain, la disparition de ce qui fut une communauté ayant incarné elle-même durant 70 ans bien plus qu'une entreprise : un système, particulièrement complexe et élaboré. C'est dans le contexte de cette mobilisation qu'Alain Gatti, syndicaliste CFDT, mais aussi historien, découvre cette usine, la cité qui lui est liée, Bataville, et qu'il prend la mesure de l'univers social et mental qui s'effondre avec sa disparition.

D'où ce livre, monumental, fruit d'une rencontre militante débouchant sur une recherche historique dont il faut souligner l'originalité. Le propre du système Bata est d'avoir prétendu à une sorte de totalité, d'avoir voulu intégrer toutes sortes d'activités, autour certes de la chaussure, mais en allant très loin dans d'autres directions dans la mesure où elles concernaient le métier principal de Bata. Il est aussi d'avoir cherché à proposer à ses membres un mode de vie lui-même intégré [...]. C'est ce qui justifie l'histoire elle-même totale que nous propose Alain Gatti. Histoire sociale et politique, qui nous permet de plonger aussi bien au coeur des relations de travail, au fond des ateliers, que de circuler dans les arcanes de négociations politiques ; histoire mondiale, sur fond de guerres, d'affrontements géopolitiques majeurs, de changements décisifs de régime, et histoire locale, administrative, économique par exemple ; histoire des idées, surtout lorsqu'il s'agit de mettre en forme des visions du monde, des utopies, une mystique.

Il est rare qu'une aventure aussi complète, et aussi impressionnante, soit reconstituée de manière rigoureuse, non hagiographique, avec précision, et en considérant ses diverses facettes.

Extrait de la préface de Michel WIEVIORKA