Dépression légale

«Je garde à vue toute la cité. Je traque la moindre niche d'impunité dans cette petite ville transparente qui expulse sa boue dans les mains courantes. Et tous les jours j'ingurgite cette lecture. J'ai perdu le regard spontané et l'ouverture d'esprit que, jusque-là, tout le monde me connaissait. Je suis habité par la méfiance. Je connais les moindres habitudes et vices de chacun dans cette ville. Leur passé, leur intimité n'ont plus de secret pour moi. Malgré moi, mon regard est devenu suspicieux, inquisiteur. Je ne supporte plus tous ces passants obséquieux qui m'interpellent dans la rue et viennent dans mon bureau en quête d'intervention pressante. Je ressens durement leurs regards craintifs. Derrière les flagorneries et les marques d'encouragement à mon égard, s'exprime un étrange besoin de servitude volontaire. Leur soumission me fait peur. Leurs confessions me donnent la nausée.

Dans cette arène close où je circule, je cherche en vain le moindre esprit de rébellion politique ou civique. Un acte, une envie même... une manifestation d'attachement quelconque à la liberté. C'est moi le flic qui, des années durant, a lutté contre les actes de rébellion à l'encontre de la police, moi qui ai toujours pensé que la liberté devait en partie être sacrifiée pour rétablir l'ordre, c'est-à-dire l'exercice harmonieux des libertés de tous, et ici je suis en quête de rébellion politique. En quête d'un souffle de liberté et de défiance vis-à-vis de l'autorité que je représente. Pas l'hostilité dirigée contre les hommes qui exercent la police, une simple méfiance minimale contre la logique intrinsèque de l'Institution.»