Deux mondes et leurs usages

Son nom : Ivy Compton-Burnett (1887-1968). On ne sait presque rien d'elle si ce n'est qu'elle fut une vieille dame des plus respectables et que, prise d'une vocation tardive, elle se mit à écrire des romans forts sages en apparence, mais d'une méchanceté intense, choquante, presque sauvage, auprès desquels les tragédies domestiques de Mauriac ne sont que d'aimables taquineries.

Ses romans sont uniques. Elle n'a ni précurseurs ni imitateurs. Le cadre en est invariable : une vaste et froide demeure aux murs rongés par le salpêtre. De nombreux étages pour enfants et domestiques et d'interminables couloirs qui sont autant de postes d'écoute.

On y vit là à l'écart, replié sur soi et presque entièrement coupé du monde extérieur. A l'appel du gong, jeunes et vieux, frères et sœurs, maîtres et serviteurs se rassemblent dans la salle à manger. Si les parents maltraitent leurs enfants, ceux-ci persécutent leurs gouvernantes ou s'attaquent aux plus jeunes ou aux plus faibles.

Celui qui découvre un roman de Compton-Burnett est frappé par l'aspect étrange de ce dialogue elliptique, saccadé, dépouillé jusqu'à l'essentiel. Ces phrases guindées, rigides et sinueuses, sèches et cérémonieuses, ne rappellent aucune conversation entendue et les restituent toutes. On y trouve tous les ingrédients d'un roman captivant : construction, dialogue, esprit, intrigue, rebondissements et coups de théâtre. Mais le sujet en est invariablement le même. Ivy Compton-Burnett ne s'intéresse qu'à une seule chose : la tragédie en huis-clos de la haine familiale. Comme si elle incarnait, en une seule personne. Eurpide et Oscar Wilde.

Gérard Joulié