L'Etat marron (1870-1915)

Au cours de la décennie qui précède l'organisation de la Conférence de Berlin pour le partage de l'Afrique en 1884, étape fondamentale dans le développement du colonialisme européen et américain, la République d'Haïti est l'objet d'intenses débats animés par des intellectuels libéraux haïtiens hors pairs tels que Boyer Bazelais, Edmond Paul, Hannibal Price et Anténor Firmin. Ces débats qui tournent autour de la sécurité publique, de la gouvernance, des finances et de l'État offrent une intelligence de la corruption pas seulement financière mais aussi morale et politique dans laquelle la société est enfermée.

À partir des luttes de pouvoir aboutissant au pacte de 1879 entre caudillos tout puissants, Leslie Péan localise et rend compte de l'émergence historique d'un système de pouvoir plaçant la société haïtienne dans l'orbite de la haute finance internationale qui bénéficie de complicités dans l'État et dont les effets pervers piègent ce dernier dans la trappe des emprunts de 1874, 1896 et 1910. Avec recul, il déconstruit la matrice pathologique de la société haïtienne condamnant à mort les intellectuels qui refusent d'avaliser les magouilles financières.

Utilisant les outils foucaldiens de gouvernementalité, de pouvoir et de dispositif, Péan fait une lecture critique de la fin du XIX^e siècle culminant en 1904 sur le fameux Procès de la Consolidation, remontant tout juste à un siècle, une miniature du régime de corruption financière et de décadence sociale dans la postcolonie.

Loin de tout économisme, l'analyse du racisme et de la question de couleur (noirisme, mulâtrisme, blancomanie) est menée sans concessions. L'éclairage des intérêts français, anglais, allemands, américains en lutte hégémonique indique la complexité des réseaux de la corruption qui phagocytent la puissance publique et en font un État marron.

La crise haïtienne actuelle gagne en intelligibilité au fur et à mesure que l'on va au coeur du dépérissement de la société qui aboutit à l'occupation américaine en juillet 1915. Le débat centré sur la question principale de la corruption morale et de son impact sur les plans financier et politique sera déplacé vers la question de la libération du territoire national des troupes d'occupation étrangère. Et c'est l'une des formes que prend le dispositif de corruption, grâce à sa capacité de déplacer le débat pour le fixer là où il y a le moins de danger pour sa perpétuation.