Fiche technique
Format : Broché
Nb de pages : 294 pages
Poids : 1674 g
Dimensions : 25cm X 33cm
ISBN : 978-2-84545-173-5
EAN : 9782845451735
L'ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche
Quatrième de couverture
L'ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche
J'ouvris la porte de l'atelier de mon père un beau matin pour découvrir son ami l'éditeur Jacques Schiffrin un genou à terre tenant un balai dans sa main droite. Schiffrin fixait des yeux le haut de notre atelier avec un air menaçant alors que mon père fronçait les sourcils en dessinant dans un calepin. J'avais sept ans.
On me pria de quitter les lieux, ce que je fis discrètement. Une heure plus tard, mon père lut un chapitre de Don Quichotte où le héros se confrontait à un mystérieux personnage. Je compris tout de suite que Schiffrin et le héros chevalier de la Manche ne faisaient qu'un et que le balai représentait une lance ! Bien plus tard, j'ai reconnu la silhouette osseuse de Schiffrin sur les plaques de cuivre.
Après le déjeuner, mon père avait l'habitude de lire à haute voix le dernier chapitre du livre qu'il était en train d'illustrer. Ma mère, mes amis ou même notre plombier ou la femme de ménage restaient assis sans dire un mot jusqu'à ce que la lecture soit terminée. Après quoi, mon père riait, chantonnait ou bien songeait pendant de longues minutes en regardant les branches des arbres à travers la verrière avant de se tourner vers ceux dont il aimait connaître la réaction.
J'entendais de loin leur voix jusqu'à ce que la porte claque, que le silence revienne et que mon père monte lentement dans la chambre où il gravait.
Il m'en permettait l'accès à condition de ne rien dire et de rester debout à sa droite. De temps autre, il me regardait et disait : « Qu'est-ce que tu en dis ? »
C'est ainsi que je découvrais les rêves qui ont inspiré mon père pour créer ses gravures. Dix ans plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclatait. Le destin des cuivres, qui étaient entreposés à Fontenay-aux-Roses dans l'imprimerie d'Edmond Rigal, était en question. Lorsque nous traversâmes l'Espagne pour prendre un navire à Lisbonne qui nous mènerait à New York, il nous dit avec amertume : « Ah ! ma chère Espagne sera-t-elle épargnée ? Et mes cuivres le seront-ils eux aussi ? »
Nous savions qu'il pensait à l'année où, après avoir reçu le contrat de son éditeur espagnol, il traversa la Mancha avec un petit rucksack sur le dos dans lequel il portait son carnet de croquis et quelques vêtements. Il revoyait sûrement le jour où il prit le même train que le roi d'Espagne qui fuyait vers la France pour échapper à la révolution qui venait d'éclater.
À notre retour des États-Unis, en 1946, il apprit que les Rigal avaient réussi à cacher les cuivres de façon que les Allemands ne les prennent pas pour les faire fondre. « Edmond a dû les mettre dans son matelas ! » dit mon père en poussant le bouchon d'une bouteille de champagne.
Jusqu'à sa mort, en 1982, je n'entendis plus mentionner le nom de don Quichotte. Aujourd'hui, enfin, je suis délivrée du lourd fardeau qui m'accablait.
Svetlana Rockwell Alexeïeff