La horde

Lorsqu'ils repassèrent au sommet du mamelon, Maltrana revit les groupes et les chapelets de lumières, le nuage de clarté rougeâtre qui flottait sur Madrid. La grande ville reposait, enveloppée dans cette buée sinistre, tandis qu'aux alentours s'agitaient dans l'obscurité les aventuriers de la vie, insoucieux du péril. A considérer ainsi la capitale, le jeune homme crut y reconnaître un symbole de la civilisation moderne, où l'inégalité est implacable. Les heureux, les repus, protégés par un ordre social dont ils sont les seuls à recueillir les avantages, dormaient au chaud, dans leurs maisons bien closes, avec l'agréable torpeur d'une digestion copieuse. Mais, au-delà du cercle rouge formé par l'illumination urbaine, dans la zone d'ombres occupée par l'inconnu, des yeux irrités brillaient au fond des ténèbres, des griffes s'affilaient, des appétits de bêtes affamées rôdaient sournoisement. Les rebuts de la société, les vagabonds, les hors-la-loi n'osaient pas encore se montrer en plein jour et s'attaquer aux heureux. Mais un jour viendrait où la horde des misérables, plus hardie, se ruerait sur la cité opulente, se saisirait des richesses et du bien-être monopolisés jusqu'alors par les privilégiés ; et cette horde aurait pour elle la force, sur laquelle les privilégiés avaient toujours fondé le meilleur de leurs droits.