Lugné-Poe

Au début d'une notice consacrée à Edgar Poe, Baudelaire écrit : «Il existe des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leur front.»

Lugné, qui s'est complu si souvent à se faire passer pour neveu, voire pour fils de l'auteur américain, serait-il de ces hommes-là ? Un maudit, tourmenté d'on ne sait influence funeste, «d'une touche de satanisme», a dit Lenormand.

Il est certain que sa vie n'est pas une ligne droite aboutissant simplement et clairement au succès. Un détail malheureux compromet chacune de ses réussites, mais c'est par là peut-être qu'elles sont plus attachantes et plus pathétiques.

Nul ne fut plus multiple. Il échappe dès qu'on veut le saisir. Comme le dieu marin, il conserve ses secrets, se rit des questions, glisse, plonge, réapparaît, jamais le même. Quand est-il lui ? Tous les grands acteurs sont condamnés après leur mort à une renommée incertaine. Ils ne laissent qu'une légende sans texte. Des témoignages ? Mais où en trouver qui ne se contredisent ? Comédien détestable ? ou le plus grand homme de théâtre qui ait vécu de 1890 à 1940 ? Homme d'argent ? ou d'idéal ? Mr Hyde ? le Docteur Jekyll ? Une grande escroquerie vulgaire ? ou une vie héroïque ?

Tout cela a été écrit à son sujet avec une égale conviction, a été dit surtout, murmuré. Qui faut-il croire ?