Polyphonie autour d'un arbre

Polyphonie autour d'un arbre

« Mon intention initiale était de trouver l'origine de mon nom : Kuntz... et la construction de l'arbre généalogique s'est imposée. Personne dans ma famille n'avait entendu parler de l'évacuation de 1939. Mes oncles et tantes - enfants de ma grand-mère alsacienne - pensaient que leur mère était arrivée en Dordogne par l'exode et leur père avait conservé un mutisme complet jusqu'à sa mort. Aucun de mes cousins et cousines ne connaissaient cet évènement, alors que plusieurs sont enseignants en Dordogne et en Haute-Vienne et ont donc certainement croisé des enfants dont les ascendants avaient été concernés. Au fur et à mesure de mes découvertes, il m'a donc semblé nécessaire de faire connaître cette histoire à travers un récit. L'analyse conceptuelle de l'arbre est arrivée au fil de l'eau avec ma casquette d'universitaire - qu'il m'est bien difficile de laisser de côté ! - En voulant dessiner l'arbre pour l'offrir à l'occasion d'un Noël à mes oncles et tantes, je me suis posée plein de questions car les tracés proposés par les sites de généalogie ne me convenaient pas. J'ai alors commencé à percevoir que les connaissances qu'il contenait allaient bien au-delà des liens générationnels initiaux, et j'ai tenté de les identifier à partir de ma propre expérience. »

La première partie de ce récit, purement contextuel et historique, démontre une nouvelle fois à quel point l'évacuation des Alsaciens vers le Sud-Ouest de la France a constitué un choc traumatique. L'écriture de ce roman familial, ainsi que son analyse transgénérationnelle, relève de la micro-histoire et apporte un éclairage complémentaire de nature à faciliter la compréhension d'une page complexe de l'Histoire nationale. La seconde partie, plus érudite, élève le niveau de l'analyse conceptuelle de l'arbre généalogique, un exercice de style qui dépasse le cadre du simple récit biographique ou monographique.

Qu'est-ce qu'un arbre généalogique ?

La définition du dictionnaire est très lacunaire. Les ouvrages académiques n'aident guère plus : l'arbre généalogique y apparaît, illustrant ou complétant un texte, mais sa présence semble se suffire à elle-même. Cette entité, en traversant les siècles pour s'élaborer, est devenue si familière qu'on s'exempte d'une définition pour la manipuler.

L'objet protéiforme se démasque ici au cours d'une quête singulière : celle de l'arbre généalogique d'Eugénie Kuntz, née en Alsace entre les deux guerres mondiales, inhumée en Dordogne à trente ans, qui a inscrit toute sa descendance dans une filiation matriarcale en lui octroyant son nom. La combinaison d'un secret d'état, d'une hiérarchisation des récits traumatiques de l'histoire et de l'omerta imposée par des souffrances indicibles, a évincé le parcours d'Eugénie du mémorial familial.

La découverte de chaque branche de son arbre met à jour des bifurcations imposées par des agencements de décisions humaines, et quelques éclats de liberté dans les entrelacs perçus de l'Histoire. Comme près de cinq-cent-mille riverains de la ligne Maginot, Eugénie n'a eu que quelques heures pour rejoindre un train pour une destination inconnue. Et les trajectoires dévoilées de ses aïeux l'unissent avec eux dans la complexité : quatorze enfants nés hors mariage en un siècle, des paternités officialisées postérieurement, des déracinements imposés et des identités ambigües. Les traces révélées confrontent l'arbre généalogique incarné à l'idéal-type de la relation de parenté modélisable par les arbres des mathématiciens, et recherché à l'origine par les clercs médiévaux qui devaient contrôler les règles divines de filiation.

Réseau social singulier qui entrelace dans une combinatoire commune les morts et les vivants, figure hybride qui enchevêtre géométrie des courbes, éléments textuels et iconographie, persistance contemporaine de la cosmologie analogiste médiévale, objet sémiotique dégageant une puissance pragmatique et poétique, l'arbre généalogique n'est pas qu'une image mémorielle pétrifiée. Au fil de sa quête, il devient le support narratif d'une sympoïèse qui enlace sans enchaîner, active les étincelles de vie, et autorise l'émergence d'un chant émancipateur pour les générations futures.