Une fin en soie

Monsieur Cohen posa délicatement le rapporteur sur la ligne droite qu'il venait de tracer. Puis reprit sa longue règle en bois et relia un point déjà défini sur la ligne avec le nouveau point donné par le rapporteur. À la graduation 10,3, il évita que la mine effilée de son crayon ne tombe dans l'encoche de l'impatience comme il l'appelait. Avec ce dernier tracé, Monsieur Cohen venait de terminer son patron...

La patrouille... Le bruit de bottes marchant au pas s'amplifiait. Bientôt le bruit cesserait, « ils » s'arrêteraient sous les fenêtres de Monsieur Cohen, les calfeutrées, les damassées, les brocardées.

Comme tous les soirs ce serait le plus gros qui commencerait à ricaner. Monsieur Cohen entendrait le cliquetis de son harnachement, son piétinement, le raclement de ses bottes, sa voix grasse et poisseuse et pour finir, l'écoulement...

Monsieur Cohen rouvrit les yeux. Il se vit seul, bras écartés, tête renversée, au centre exact du tapis fourbu de Grand-mère Cohen, la carafe de cristal à la main, les joues mouillées, la gorge sèche, les poings crispés. Alors, avec la violence et la rage qu'il ignorait abriter ; il projeta le précieux flacon contre le buffet noir veiné de bleu. L'éblouissement de verre le fit vaciller. La carafe de liqueur verte avait donné son dernier spectacle. Et comme pour demeurer à l'endroit qui avait été le sien pendant des lustres, elle avait fiché dans le bois noir quelques-uns de ses meilleurs éclats...