Forêt Lorraine

C'était un hiver ordinaire. A la sécheresse historique de l'été précédent avait succédé un automne euphorique, tout de moiteurs et de langueurs. Ni les plantes, ni les bêtes, ni même les humains, ne se lassaient encore de la pluie retrouvée. Tout juste rescapée de cette petite mort qu'avait été la canicule, la forêt hésitait à libérer ses feuilles à peine jaunissantes. Trompées par cette insolite douceur, vanesses et piérides papillonnaient sans fin. N'eût été le calendrier, on aurait cru l'année pour toujours cantonnée à l'été de la Saint-Martin.

Biches et cerfs aussi prolongeaient leurs amours, en un brame tonitruant. C'était pour moi le temps d'approcher de la harde, à contre vent, sans faire de bruit, me coulant d'arbre en arbre, pour ne pas trop effaroucher les biches courtisées. Quant aux grands mâles, le rut aveuglait leur prudence : n'existait plus que le rival à bouter hors du pré, loin des femelles convoitées. C'en étaient joutes incessantes, fracas de bois heurtant les andouillers, et rauquements surgis du fond des âges. Par je ne sais quelle alchimie germait alors en moi la vision insensée d'une horde d'aurochs explorant la lisière de ma chère forêt.

Pourquoi faut-il que l'homme ait tant de nostalgie pour ce que lui-même a détruit ? Je n'échappais pas à la règle, rêvant de sylve inexplorée en défrichant allègrement mon futur potager, pourchassant le renard en des lieux où j'eusse applaudi au retour du lynx, traquant en mon jardin le même coquelicot que je me désolais de ne plus voir rougir la plaine.